Nicolas Mathieu - Co-founder & Managing Partner of Everswing I Systémicien - Executive coach - Superviseur - Auteur - Conférencier
Ô tempora, ô mores1 ! Greenwashing2 supposé palier la démission de la pensée critique sur
l’exercice du pouvoir, un nouveau « concept » émerge actuellement dans la sphère des
consultants et autres spécialistes du bonheur d’autrui : l’écologie managériale.
Si l’expression présente l’avantage de sa nébulosité conceptuelle, on pressent néanmoins
assez vite le sens général du propos : face aux multiples bouleversements et aux
transformations rapides de notre environnement, comme pour l’ensemble du règne du
vivant, il n’est plus possible à l’homme de suivre le rythme et de s’adapter. Appliqué au monde
du travail, il faut donc changer de paradigme managérial, passer d’un paradigme hiérarchique
infantilisant (évidemment !) à une parité, (forcément) agile, supposée libératrice, productrice
de sens, bienveillante et surtout … bienveillante …
Beati pauperes spiritu3 ! Petit florilège du gloubi-boulga4 conceptuel obtenu sur le sujet au
bout de sept minutes de recherche sur internet. Sur 229 000 résultats Google (pourtant, dès
la troisième page, on est loin, très loin même, de l’intention initiale de la recherche), deux
tendances semblent se dégager : le discours lénifiant dont l’altitude atteint péniblement le
niveau de réflexion de la fin du CM2, ou bien une novlangue de la consultance destinée à bien
marquer l’abandon définitif de l’usage du cerveau.
Pour la première tendance, voici un exemple de « réflexion » sur une logique d’intervention
glanée sur internet pour assurer la promotion d’une « écologie managériale » véritable.
Aujourd’hui le management doit évoluer pour :
Évidemment, ce fatras de truismes et cette soupe conceptuelle doit s’illustrer d’exemples
d’actions concrètes susceptibles de garantir l’avènement de cet âge d’or du management :
« diviser par 3 le nombre d'informations dans une réunion, et multiplier par 3 le sens apporté »,
« pas de réunion le vendredi à 18h », « Des formations sur l'écologie personnelle pour
apprendre à chacun à (re)devenir le premier acteur de son bien-être », « L'accompagnement
des managers au lâcher prise , j'arrête de contrôler et je le vis bien ! » … là encore, je n’invente
rien, je le jure ! La bêtise abyssale du propos et sa pauvreté anthropologique laisse dans un
état de sidération absolu. Consternant. Ces gens vendent pourtant (cher) leurs interventions.
Amélie Poulain elle-même n’aurait pas proposé un programme plus séduisant pour garantir
le bonheur pour tous … dans la bienveillance !
Castigat ridendo mores5. Dans le second registre, voici un autre exemple, toujours pris sur
internet, d’un catalogue à la Prévert, symptomatique du volapük6 de la consultance
spécialisée dans le bonheur d’autrui. L’enjeu managérial aujourd’hui est de garantir le bienêtre
des collaborateurs, grâce à « l’écologie de l’attention managériale » ( !?!...) , « la
promotion des slashers » (collaborateurs cumulant plusieurs métiers ou activités), « les
challenges santé » comme courir un marathon ensemble ou la journée sans tabac (le rapport
avec la choucroute ?), « le job-crafting » (là, je n’ai pas encore bien compris : « permettre aux
collaborateurs de re-designer leur travail de l’intérieur, pour redonner du sens à leur
mission »), « le 100% remote » (télé-travail), et, pour faire sans doute bonne mesure, « la lutte
contre le sexisme » et « la raison d’être de l’entreprise » … Les Précieuses Ridicules n’ont qu’à
bien se tenir, Molière est un génie !
Bon.
D’un point de vue logique, l’erreur fondamentale consiste ici, à mélanger les niveaux logiques,
à confondre les fins et les moyens. La finalité est d’ordre moral, les moyens sont ordonnés aux
fins. Pour éclairer ce que pourrait être « l’écologie managériale » si l’on voulait donner du
sens à cette expression, il nous faut donc les distinguer.
« Back to the roots7 », comme le disent nos amis anglo-saxons.
Selon l’encycolpédie Universalis, le terme écologie (du grec οἶκος, demeure, et λόγος, science)
a été proposé par Ernst Haeckel en 1866 pour désigner la science qui étudie les rapports entre
les organismes et le milieu où ils vivent. Le terme est cependant suffisamment général pour
être polysémique et mérite d’être précisé. Ainsi, il est possible de mettre plutôt l’accent sur
les équilibres et leur maintien, en d’autres termes, s’interroger sur la menace que
représentent les organismes pour le milieu, ou bien plutôt partir du milieu pour envisager la
façon dont il configure les organismes et les relations qui s’établissent.
C’est donc d’abord comme la science de l’équilibre des relations entre les êtres vivants et leur milieu que l’écologie se présente. Dès lors, voyons comment l’écologie managériale pourrait incarner cette recherche d’équilibre au sein des organisations.
Depuis que les écoles de commerce existent, dans tous les bons cours de management, les étudiants apprennent peu ou prou que le management est l’art de prévoir, décider, organiser et évaluer. Ce plan de cours, s’il présente l’avantage de la simplicité, se fracasse néanmoins immédiatement sur une première évidence : on n’est pas manager tout seul. Le management est l’expression d’une relation particulière entre celui qui manage et celui qui est managé. Cette relation particulière est une relation de pouvoir ou plutôt d’influence réciproque, puisque nous le savons bien depuis Max Weber, le pouvoir appartient à ceux qui y consentent. L’étymologie équestre8 elle-même nous invite à considérer la relation de trois éléments irréductibles dans le terme : le cavalier, sa monture … et le manège.
L’essentiel de la littérature managériale porte sur la relation entre le manager et ceux qu’il
manage. De ce point de vue, depuis la fin des années 60, le modèle du leadership situationnel
de Paul Hersey et Kenneth Blanchard, puis ceux qui se sont succédé depuis, décrivent
abondamment les postures et les gestes managériaux susceptibles de servir une finalité :
permettre au collaborateur de grandir en autonomie. L’équation de l’autonomie d’Hersey et
Blanchard se posant de la façon suivante : « Autonomie = Motivation x Compétence ». Dès
lors, l’action du manager consistera à soutenir la motivation du collaborateur en lui apportant
de la sécurité, en donnant du sens à son travail, en nourrissant le sentiment d’appartenance,
en déléguant des responsabilités, et enfin à accroître sa compétence dans l’exercice de sa
mission.
Ce qui est marquant dans ces conceptions managériales, c’est que l’acte du management est
essentiellement focalisé sur cette unique relation duelle, manager / managé.
Le manager sait ce qui est bon pour le collaborateur, il lui donne le sens de son travail et, en
bon expert de la vie d’autrui, lui indique comment il doit s’autonomiser ! Le double-lien n’est
même plus caché ou implicite : soit autonome ! Or, chacun sait depuis les travaux de Bateson
que l’intérêt d’un double-lien, c’est de rendre l’autre fou.
Étonnamment, c’est une réussite.
Ainsi, bien malgré lui le plus souvent, le manager peut-il se trouver transformé en instrument du maintien d’un équilibre délétère, par la promotion d’un double-lien au service d’une homéostasie9 dont tout corps social est par définition expert. Cette violence exercée par les organisations à travers le management sur les collaborateurs se traduisait au vingtième siècle par un rapport de force et l’union idéologique de forces opprimées en réponse. Depuis les années 2000 et le triomphe de l’individualisme, le conflit dans l’organisation devient un symptôme pathologique. Si le collaborateur se rebelle, c’est qu’il est malade. Il convient dès lors, de le soigner en le confiant à des professionnels de la relation d’aide, sensés le réparer et acheter ainsi, finalement à bon compte une paix sociale désormais sacrée.
Le culte du « care » et de la « bienveillitude » sont donc logiquement les nouveaux
instruments idéologiques au service de la violence coercitive exercée sur le collaborateur. Il
s’agit de prévenir tout risque de révolte par la sédation du culte du bien-être et de l’injonction
au bonheur. L’ensemble des acteurs de l’entreprise est désormais sommé de se conformer à
la norme qui consiste à consentir à l’auto-aliénation au productivisme et au profit. N’y a-t-il
pas une naïveté confondante à croire que l’entreprise offre à prix d’or un coaching à ses
employés pour participer à leur bonheur ? Si un mieux-être est au bout de la démarche,
parfait, mais c’est tout d’abord pour permettre à l’individu de réaligner ses valeurs et ses
comportements au service de la productivité, pour étouffer sa révolte et dévier sur lui la
charge du processus d’interrogation et de responsabilisation, afin d’éviter d’avoir à l’affronter
tout en préservant sa bonne conscience, que les organisations sont prêtes à rémunérer
(parfois grassement) les coaches, psys et consultants de toute obédience ! Ainsi,
paradoxalement, c’est au nom du service de son autonomie et de sa responsabilité que le
collaborateur est maintenu par le maternage managérial dans un état de dépendance
infantilisante.
Dans ce cadre, l’écologie managériale, science du maintien des équilibres, est bien l’outil
idéologique du manager permettant d’étouffer toute possibilité de révolte et de conflit par la
bienveillance et pour une illusoire harmonie. L’écologie managériale, nouvel avatar de
l’homéostasie.
Pourtant, il est possible de retenir également dans le terme d’écologie, moins le discours sur le maintien des équilibres que la science du contexte. Dès lors, la perspective s’inverse radicalement, car le management n’est alors plus considéré comme la tentative d’action directe sur le collaborateur par le manager pour lui apporter, tel Prométhée, l’autonomie et la responsabilité, mais comme la configuration de contextes susceptibles d’ouvrir au collaborateur, comme au manager, des possibilités de choix et de responsabilisation. Dans le triptyque relationnel entre le manager, le managé et le contexte, on décide de porter l’attention d’abord sur la relation entre le manager et l’environnement pour observer ensuite les conséquences sur la relation managériale elle-même.
C’est bien ce que propose l’approche systémique en posant comme prédicat que, dans une relation, c’est le contexte qui détermine ce qui se produit. Ainsi, l’écologie managériale pourrait se présenter comme cette science du contexte favorable, cette invitation non pas à l’illusion de vouloir changer l’autre, mais à garantir un contexte dans lequel le changement puisse être choisi … ou pas. Dans ce cas, la responsabilisation de tous les acteurs du système est convoquée pour réguler les conséquences relationnelles des choix effectués et confronter les intérêts différents.
Le geste managérial implique alors de penser en termes de contexte et non pas d’action. L’art consiste à laisser advenir l’effet d’un cadre que l’on a organisé et que l’on garantit. Il existe à ce propos une conférence Ted du chef d’orchestre Itay Talgam10 particulièrement éclairante sur le sujet. Pour lui, des chefs d’orchestre, comme Kleiber ou Bernstein, ne se contentent pas de créer des processus par leur direction, mais pensent d’abord en termes de conditions dans lesquelles ces processus se déploient. Le chef d’orchestre ne dit pas au musicien ce qu’il doit faire, « le joueur de hautbois est complètement autonome et par conséquent heureux, fier de son travail, créatif et tout ça. Le niveau de maîtrise de Kleiber est à un tout autre niveau. Et donc, la maîtrise n'est plus un jeu à somme nulle. L’instrumentiste a cette maîtrise [de la musique qu’il produit]. Kleiber a cette maîtrise [du contexte]. Et tout ce que vous mettez ensemble, en partenariat, produit la meilleure des musiques. Et donc Kleiber pense processus. Kleiber pense conditions dans le monde ».
Fort bien, mais pour quelle finalité ? Il n’est pas possible de faire l’économie d’une réflexion sur les fins. L’écologie managériale, science de la relation et des contextes, au service de quelle cause ? La définition du travail que proposait le MIT dans les années 80, est la suivante : « toute activité humaine, rémunérée ou non, qui produit quelque chose qui a de la valeur pour autrui ». Ainsi, dans un monde capitaliste, la relation managériale ne peut échapper, bien entendu, à l’objet social de l’organisation au sein duquel elle se déploie, c’est-à-dire à une logique de profit et de production. La question n’est donc pas là. La question est plutôt de savoir ce que l’expression « écologie managériale », comprise comme la science du contexte, apporte de différent. La question porte sur l’éthos de la personne et sur ses relations. Dans une perspective personnaliste, Emmanuel Lévinas affirmait que l’éthique, c’est le souci de l’autre. Dès lors, l’éthos de la personne est fondamentalement lié à l’expérience de la relation et suppose la prise en compte d’autrui dont nous devenons responsables de sorte qu’il puisse “grandir en tant qu’être relationnel conformément à l’à-venir de son humanité”.
Cette idée de la responsabilité surgissant au coeur de l’expérience de la relation est un thème central pour Emmanuel Lévinas11 : « La responsabilité est quelque chose qui s’impose à moi à la vue du visage d’autrui ». Pour ce dernier, la subjectivité, l’identité, ne procède pas d’abord d’une affirmation face au monde mais de l’expérience de l’autre. Il suffit, et il faut, voir un visage pour se sentir « ligoté », « otage d’autrui » et s’en sentir responsable.
Ainsi, toute relation, y compris managériale, produit de la responsabilité éthique. La finalité de tout geste managérial pourrait dès lors se comprendre comme l’intelligence d’un potentiel d’opportunités contenu dans un contexte relationnel garantissant à chaque acteur la possibilité de se responsabiliser dans son action et dans le déploiement de leurs conséquences.
L’écologie managériale en moins de 140 lettres : pour le manager, garantir un contexte favorisant la responsabilisation de chacun des acteurs. Ainsi, du point de vue lexical, dans la novlangue, l’expression « écologie managériale », c’est l’art de la tautologie12.
L’écologie managériale se présente d’abord comme un concept marketing flou. Pire, il peut porter naïvement une idéologie d’aliénation et de violence exercée par l’organisation sur l’individu. Pourtant, il est possible d’envisager l’écologie managériale comme l’invitation pour le manager, à garantir un contexte favorisant la responsabilisation de chacun des acteurs au sein d’une organisation en leur permettant d’assumer les conséquences relationnelles de leurs actions.
Responsabilisation, Personnalisme, Relation, Systémie, Contexte
Coach et superviseur, Nicolas Mathieu enseigne l’approche systémique. Historien, il a commencé sa carrière en créant deux sociétés dans le domaine du conseil et des systèmes d'information puis en dirigeant les opérations d’un groupe de marketing international et de conseil. Co-fondateur de Fabulous Systemic Learning, école de formation à l’approche systémique, il dirige avec Arnaud Bornens le cabinet Everswing, spécialisé dans la résolution de problèmes relationnels. Il est l’auteur de La logique de l’acouphène.
1 Expression de Cicéron pouvant se traduire par « Quelle époque ! Quelles moeurs ! ».
2 Le greenwashing, aussi nommé écoblanchiment ou verdissage, est un procédé de marketing ou de relations publiques utilisé par une organisation (entreprise, administration publique nationale ou territoriale, etc.) dans le but de se donner une image de responsabilité écologique trompeuse.
3 Heureux les pauvres d’esprit (Les béatitudes, Matthieu, 5, 3).
4 Plat improbable et préféré du monstre Casimir dans l’émission l’ile aux enfants dans les années 80.
5 La comédie châtie les moeurs en riant.
6 Le volapük (/volɑˈpyk/, parfois écrit sans tréma) est une langue construite créée en 1879-1880 par Johann Martin Schleyer, un prêtre catholique allemand, qui lors d'une insomnie sentit que Dieu lui commandait de créer une langue auxiliaire internationale.
7 Pourrait se traduire par « revenons aux basiques ».
8 Le verbe manage vient certainement de l'italien maneggiare (contrôler, manier, avoir en main, du latin manus : la main) influencé par le mot français manège (faire tourner un cheval dans un manège).
9 L’homéostasie d’un système concerne son équilibre. Le mot a été utilisé pour la première fois par Claude Bernard pour parler des mécanismes de régulation en oeuvre chez les mammifères pour conserver une température interne dans les limites des normes du vivant. Un système complexe tend à retrouver un équilibre initial lorsque cet équilibre est satisfaisant (« tout va bien »), mais si la relation est dysfonctionnante, le système relationnel pourra malgré tout s’installer dans cet équilibre pourtant insatisfaisant de façon chronique. Le rééquilibrage permanent s’effectue par l’activation de mécanismes de régulation internes au système qui lui permettent de garantir sa survie.
10 https://www.ted.com/talks/itay_talgam_lead_like_the_great_conductors?language=fr.
11 Lévinas E. Éthique et infini. Paris: Fayard, 1982.
12 La tautologie (du grec ταὐτολογία, composé de ταὐτό, « la même chose », et λέγω, « dire » : le fait de redire la même chose) est une phrase ou un effet de style ainsi tourné que sa formulation ne puisse être que vraie.
Publié le 02 mai 2021